Questions à Jacques Caillosse. Présentation et questions par Lionel Zevounou
Extrait
LZ : Comment définissez-vous le mouvement critique du droit et quel en est selon vous son héritage intellectuel ? Est-il possible de formuler l’hypothèse selon laquelle le mouvement critique du droit aurait échoué dans sa prétention à proposer une réforme radicale de l’enseignement et la recherche juridiques ? Ne reste-t-il de ce mouvement qu’une fausse transgression dénuée de praxis, pour le dire de manière schématique ?
JC : Les raisons d’être profondes de ce mouvement n’existent plus aujourd’hui, du moins dans les formes où elles ont pu exister, pour le porter pleinement, dans les années 70/80. Le mouvement trouvait tout son sens dans une configuration générale bien particulière où l’on pensait possible une transformation radicale de la société, tel que l’année 1968 l’avait laissé entrevoir (Jeammaud 1985). Ce mouvement qui alliait, comme rarement, pratiques pédagogiques innovantes et réflexion critique sur le droit et son enseignement universitaire a pu mobiliser et réactiver les apports du marxisme sur la question du droit (v. l’ouvrage-bilan sur le mouvement, Dupré de Boulois & M. Kaluszynski, 2011). À vrai dire, sur le terrain proprement juridique, l’apport du marxisme n’était jusqu’alors pas véritablement monumental. Et on ne peut pas dire que les Facultés de droit de l’époque étaient spécialement disposées à entendre ce discours venu « d’ailleurs » ! Si l’on peut dire, de manière un peu brutale sans doute, que le mouvement « critique du droit » est resté sans véritable postérité (qu’on l’envisage sous l’angle de la théorie ou sous celui de la didactique : les modes d’enseignement du droit ont-ils connu au cours des quarante-cinq dernières années des transformations vraiment significatives ? Il est, je crois, permis d’en douter), il n’a pas moins montré qu’il était possible de déconstruire les formes traditionnelles de la juridicité, en refusant de la concevoir à partir de la seule technologie juridique et dans l’ignorance des rapports sociaux. Il reste, de ce point de vue, un certain héritage intellectuel de ce courant de pensée. Et j’ai la faiblesse de penser qu’il ne cesse pas d’être stimulant. Est-il pour autant convaincant ? Ma réponse est négative. Elle est d’ailleurs celle-là même que les acteurs du courant ont fini par formuler à l’encontre de leur propre démarche : aussi féconde soit-elle pour tout ce qui concerne le travail de mise à jour des ressorts socio-économiques de la règle juridique comme de ses implications politiques et idéologiques, l’approche « critique du droit » bute sérieusement contre l’originalité propre de l’objet « juridicité », dont elle n’a pas franchement cherché à établir l’identité technique, trop soucieuse qu’elle était de sa mise en théorie.
Au fond, « critique du droit » aura fort bien dit ce que pouvait être une critique du droit, dans un État de droit, et à partir d’une perspective marxiste renouvelée par les travaux de L. Althusser et N. Poulantzas notamment, mais elle n’est pas parvenue à convaincre sur la question de l’identité du droit proprement dite. Je suis bien conscient de ce que ces propos ont de schématique, et par là de vulnérable. Car, il y a aussi avec « critique du droit » une réflexion précieuse sur la notion même de forme juridique, ainsi qu’un déplacement de l’analyse des rapports entre forme et fond du droit…
Date de publication
Citation bibliographique
Jacques Caillosse et Lionel Zevounou, « Questions à Jacques Caillosse », Cahiers Jean Moulin [En ligne], 3 | 2017, mis en ligne le 01 janvier 2017